Relation d’emploi : n’est-il pas temps de la redéfinir pour mieux la réinvestir ? - interview de Marie-Pierre Fleury

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Quand une « désintégration du temps et de l’espace » survient – selon la formule de l’anthropologue Dave Cook -, ou qu’une nouvelle articulation voit le jour comme ce fut le cas en 2020, qu’attendent les collaborateurs de l’entreprise qui les emploie ? Qu’attend-elle d’eux ? Pour y voir plus clair, nous avons rencontré Marie-Pierre Fleury, ex-DRH et directrice associée du cabinet de conseil CANDEN People Success[1]. Éléments de réflexion.

 

Les bouleversements organisationnels induits par la crise sanitaire ont été abondamment étudiés sous l’angle du télétravail. Vous suggérez de les envisager également sous le prisme de la relation d’emploi : pourquoi ?

J’explore le sujet de la relation d’emploi depuis un certain nombre d’années déjà car je le trouve fondateur, par rapport aux difficultés rencontrées par les entreprises pour recruter, fidéliser, etc. et aussi par rapport aux difficultés auxquelles les salariés font face pour assurer leur travail et se développer professionnellement. Or il se trouve que la « nature » de la relation d’emploi n’a pas été redéfinie depuis près de 30 ans… Ce lien qui relie le collaborateur à son organisation, à ses représentants et à ses autres membres, a longtemps reposé sur la garantie d’emploi. La mondialisation a ensuite rebattu les cartes de façon unilatérale. Les entreprises se sont désengagées de l’emploi en raison de l’environnement ultra concurrentiel dans lequel elles évoluaient et elles ont eu bien des difficultés à redéfinir une promesse Employeur. Un nouvel engagement a néanmoins émergé, sous l’impulsion d’une directive européenne puis de la législation française[2] : l’employabilité des collaborateurs. À partir du moment où les entreprises remettent les salariés sur le marché du travail, ces derniers doivent pouvoir retrouver un emploi. Toutefois, cette garantie d’employabilité – externe comme interne - s’est rapidement avérée difficile à tenir. Puis les usages digitaux et leur orientation « utilisateur »  ont apporté de nouvelles notions : l’engagement des collaborateurs (en écho au Digital Engagement – comment créer de la proximité quand les relations se distancient ?) ; l’expérience collaborateur (quelle expérience les « utilisateurs » font-ils des outils technologiques, ainsi que de la virtualité des relations, de l’information, des interactions ? Avec un élargissement à l’ensemble du vécu du travail et de l’entreprise…). Les organisations s’engagent désormais à offrir une « bonne expérience » au collaborateur.  

Cela suffit-il à rendre la relation d’emploi satisfaisante pour chaque partie prenante ?

Non, à mon sens l’engagement des employeurs en la matière ne suffit pas à recréer une relation porteuse pour les deux parties. Avoir une bonne expérience de travail est extrêmement important mais les enjeux des individus en matière de contenu et de sens du travail, de développement, de trajectoire professionnelle, de nouvelles formes de sécurité qui conditionnent leur implication donc leur performance, vont bien au-delà ! Il faut réconcilier les engagements réciproques Employeur-Collaborateur. Comme je l’explique dans Pour en finir avec les RH demain... [un essai numérique co-écrit avec Frédéric Mischler, ndlr], le Projet Humain de l’entreprise peut contribuer à renouveler et enrichir la relation d’emploi et ce, d’autant plus que les collaborateurs sont associés à son élaboration. D’ailleurs cette approche s’inscrit dans une vision renouvelée du management des ressources humaines. Il n’est plus le fait d’une fonction, mais résulte de la contribution de tous ! La prise en compte de la composante humaine des organisations doit ainsi être plus sincère pour conduire à davantage d’implication, source de réussites, de performances et de satisfactions. Un cercle vertueux… En pensant le collaborateur comme un acteur dual, comme un partenaire et non comme un client, les entreprises contribuent à réunir les conditions pour que chaque collaborateur participe, dans son rôle, au bon fonctionnement de l’organisation et à la réussite collective. Et surtout pour que cette implication organisationnelle soit en retour, pour lui, un vecteur d’opportunités et de ressources individuelles. En 2020-21, les dispositifs mis en œuvre pour faire face à la crise sanitaire, qu’il s’agisse du télétravail ou de la réorganisation du travail sur site, ont remis sous le feu des projecteurs la dimension « collectif humain » des organisations. Dès lors, une ré-articulation de l’individualisation - devenue prégnante - et du fonctionnement collectif, s’avère indispensable. Les deux parties ont un intérêt commun à mettre fin à une sorte de « consommation » réciproque des ressources !  

Pour nourrir une relation de confiance et de coopération, les soft skills ont-elles un rôle plus important à jouer en entreprise ?

Le fait de repositionner les collaborateurs comme les acteurs de leur travail, de l’organisation du travail, du management, des conditions de travail mais aussi des innovations et adaptations, contribue de fait à redéfinir la relation d’emploi. Cette orientation nouvelle sollicite effectivement les soft skills des collaborateurs. En évoluant vers plus de coresponsabilité, d’empowerment, de proactivité, les collaborateurs mobiliseront nécessairement leurs soft skills : recherche de solution, pensée critique, coopération positive, imagination, ouverture, curiosité, auto-formation, réflexivité, etc. Chaque salarié a des responsabilités vis-à-vis de ses pairs, de son manager et de l’organisation tout entière avec le soutien de cette dernière. Cela implique pour les directions de partager davantage d’informations sur les enjeux et le projet de l’entreprise, ses clients et ses offres, de mieux contextualiser le travail. Cela requiert de la part des collaborateurs d’explorer davantage les possibles, de « concevoir » davantage leur travail. Ce qui mobilise naturellement les soft skills, en complément des compétences métiers. Cette nouvelle relation d’emploi construite sur des engagements réciproques collectifs et individuels, explicites, nourrit la confiance qui, au-delà de la crise sanitaire actuelle, a été fortement ébranlée depuis de nombreuses années. Et même si les chemins doivent se séparer un jour, le collaborateur acteur de l’entreprise et par là même de son parcours individuel, aura le sentiment d’avoir été pris en compte, d’avoir été contributeur et de s’être développé.  

Vous appelez tous les acteurs de l’entreprise à engager une réflexion poussée sur ce qui fait le travail. Les croyez-vous prêts ?

II faut le reconnaître, les entreprises ont eu tendance à rester un peu trop « à la surface » ces dernières années : les thématiques de qualité de vie au travail (QVT) et de conditions de travail ont éludé les questionnements requis quant au contenu même du travail ou à la relation d’emploi. Tout ce qui s’est exprimé durant la crise sanitaire - notamment le fait que le salarié soit une personne, pas seulement une ressource de production sous contrat -, est à analyser et intégrer en vue de redéfinir le lien du collaborateur à l’entreprise et réciproquement, le lien du collaborateur à son travail dans l’entreprise - et réciproquement. Les organisations ont intérêt à co-élaborer cette réflexion avec leurs collaborateurs car ceux-ci se sont énormément interrogés sur le sens de leur travail et de leur appartenance à l’entreprise. L’idée est d’aller au fond des sujets et non de se cantonner à de l’instrumental. Si l’on peut voir le télétravail comme un dispositif, il s’agit avant tout d’un mode d’organisation du travail qui s’intègre dans un ensemble et qui conduit à redéfinir le travail même. Autre exemple : les organisations ayant initié une politique RSE peuvent estimer qu’elles contribuent ainsi à enrichir la relation d’emploi. En réalité, si les salariés n’en voient pas l’impact sur leur travail, sur les coopérations, sur leurs apprentissages…  quand les actions sociétales sont déconnectées du cœur d’activité de l’entreprise, du travail, des relations – comme on le voit souvent -, cela reste de la communication. Du côté des collaborateurs, certains sont plus prêts que d’autres. L’entreprise doit les accompagner, les soutenir, les former à être davantage acteurs de ces réflexions et de ces actions. L’entreprise a tout intérêt à développer l’intelligence du travail en engageant aussi les salariés dans une nouvelle conception de leur travail et de la relation de travail. Donc à définir son projet humain qui est à la fois un cap, un cadre et un chemin partagé. Élaborer ce projet, c’est notamment définir quel collectif les parties prenantes veulent constituer quand elles travaillent ensemble et comment ce collectif agit vis-à-vis de leurs environnements externes. Le projet humain s’alimente autant de la raison d’être de l’entreprise, de son métier, de ses produits, que de la RSE. Un nouveau management des ressources humaines orienté People Success en découle : réussites et satisfactions autant collectives qu’individuelles. Et cela conduit à renouveler progressivement l’organisation du travail, les pratiques de management, les politiques RH de recrutement, de rémunération, de formation, etc. On saisit dès lors la dimension systémique de cette évolution. Toutefois – et c’est une bonne nouvelle ! -, certaines PME, certains grands groupes disposant d’une forte culture tournée vers l’humain, ont déjà enclenché cette dynamique, parfois sans l’avoir formalisée. Et il ne s’agit pas nécessairement d’une « révolution » ! Des actions très concrètes y contribuent : communiquer davantage sur la stratégie et les choix effectués, consulter les collaborateurs et accueillir leurs propositions, accompagner les changements et pratiquer un dialogue permanent, au niveau collectif et individuel. En termes d’adaptation ou d’innovation, les « petits pas » réalisés au quotidien font souvent bouger les organisations bien plus que l’annonce d’un big bang. [1] CANDEN People Success (conseil en organisation, management, RH destiné aux start-up, PME et ETI ; conseil carrières aux cadres et entrepreneurs). [2] Notamment par la création du DIF (Droit Individuel à la Formation, prédécesseur du CPF), dans le cadre de l’ANI du 5 décembre 2003 puis de la loi du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social. En 2009, la portabilité du DIF a été initiée.      

 

Marie-Pierre Fleury

Marie-Pierre Fleury est directrice associée du cabinet de conseil en organisation, management et RH CANDEN People Success - un cabinet également dédié à l’accompagnement des cadres & entrepreneurs (conseil carrières). Son parcours, qui comporte un versant DRH (Schneider, Pfizer, EM Lyon, Geolid) et un versant Conseil, est guidé par un fil rouge : réconcilier l'individu et le collectif dans l'entreprise, les technologies numériques et la dynamique entrepreneuriale. Co-auteure de l’essai numérique Pour en finir avec les RH demain... avec Frédéric Mischler, Marie-Pierre Fleury anime un blog Carrières & RH de référence. Elle participe régulièrement à des conférences ou webinars et contribue à des ouvrages ou magazines RH.

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